Le professeur Roberto de Mattei ayant donné à un de nos amis l’autorisation de reproduire un texte qu’il a publié le 1er octobre 2013 dans la version française de Correspondance Européenne, nous nous permettons de le reproduire. Car dans l’actuel état de confusion où se trouve l’Église, il est indispensable de se rappeler les principes sur lesquels se fonde l’obéissance surnaturelle authentique.
Texte du professeur Roberto de Mattei
Dans le monde déséquilibré dans lequel nous vivons, bien des erreurs de comportement naissent de la confusion des idées et des concepts. L’une des principales équivoques concerne le rapport entre la fin et les moyens des actes humains. Nous avons eu la possibilité d’expliquer pourquoi, pour un catholique, la fin, aussi bonne soit-elle, ne justifie jamais l’emploi de moyens illicites pour y parvenir (cf. CE 270/01 du 20 juillet 2013). Il n’est pas possible d’accomplir le mal pour obtenir un bien. Le respect de la loi morale doit être absolu et ne peut tolérer d’exceptions. Il existe cependant un autre principe fondamental de la vie chrétienne : celui selon lequel les moyens, aussi nobles et élevés soient-ils, ne prévalent jamais sur la fin, mais doivent toujours être subordonnés à cette dernière. Dans le cas contraire, on assisterait à une inversion de valeurs entre la fin et les moyens.
Les fins des actions humaines peuvent être multiples et les moyens permettant de les atteindre encore plus nombreux. Il existe cependant une fin ultime dont nous dépendons tous. Cette fin est Dieu, cause première et fin ultime de tout ce qui existe, dont tout dérive et auquel tout revient : « alpha et oméga, premier et dernier, commencement et fin » comme l’indique l’Apocalypse (XXII, 13). La gloire de Dieu est la seule fin de toutes choses ainsi que leur seul bien.
Le Père François Pollien (1853-1936) rappelle que le Ciel et la terre, les Anges et les hommes, l’Église et la société, la grâce et les sacrements, les animaux et les plantes, l’activité et la force des êtres, les événements historiques et cosmiques, en tant que créatures doivent être considérés comme des instruments et seulement en tant que tels, moyens en vue de notre fin : la gloire de Dieu à laquelle est liée notre bonheur (« La vie intérieure simplifiée et ramenée à son fondement », Beauchesne, 1933). Ceci vaut pour toute créature, la plus élevée soit-elle.
La personne même du Pape, en tant que Vicaire du Christ, est la plus noble des créatures mais elle est un instrument et non une fin en soi. C’est en tant que telle qu’elle doit être utilisée si nous ne voulons pas renverser le rapport entre les moyens et la fin.
Il est important de le souligner à une époque où il existe, surtout parmi les catholiques les plus fervents, une grande confusion à cet égard. Le catéchisme nous enseigne qu’il faut obéir au Pape parce que l’obéissance est une vertu morale qui nous lie à la volonté du supérieur et, parmi toutes les autorités sur la terre, il n’en existe de plus haute que celle du Pape. Mais l’obéissance au Pape est aussi un instrument et non une fin en soi.
L’obéissance au sein de l’Église comporte pour le sujet le devoir d’accomplir non pas la volonté du supérieur mais uniquement celle de Dieu. C’est pourquoi l’obéissance n’est jamais aveugle ou inconditionnée. Elle a ses limites dans la Volonté de Dieu qui s’exprime au travers de la loi naturelle et divine et de la Tradition de l’Église, dont le Pape est le gardien et non le créateur.
La tendance aujourd’hui si largement répandue de considérer comme infaillible toute parole et tout comportement du Pape, naît d’une mentalité historiciste et immanentiste, qui recherche le divin chez les hommes et dans l’histoire et est incapable de juger les hommes et l’histoire à la lumière de cette loi divine et naturelle qui est le reflet direct de Dieu.
L’Église du Christ qui transcende l’histoire est remplacée par l’église moderniste qui vit immergée dans l’histoire. Au Magistère pérenne vient se substituer le magistère « vivant », exprimé par un enseignement pastoral, évocatoire et allusif qui se transforme chaque jour et a sa regula fidei dans le sujet de l’autorité et non pas dans l’objet de la vérité transmise.
Ceux qui utilisent vis-à-vis du Pape des paroles sarcastiques ou irrévérentes se trompent. Mais le respect dû au Vicaire du Christ ne s’adresse par à l’homme mais à Celui qu’il représente. À l’homme, au docteur privé, il est même possible, dans des cas exceptionnels, de résister. Les fidèles catholiques se sont glorifiés d’être « papolâtres » ou « papistes », titres qui leur avaient été attribués de manière méprisante par les ennemis de l’Église. Mais aucun vrai catholique n’est jamais tombé dans la « papolâtrie » qui consiste à diviniser le Vicaire du Christ au point de le substituer au Christ Lui-même.
La papolâtrie exprime la confusion entre les moyens et la fin et constitue une attitude psychologique reposant sur une erreur doctrinale.
Le théologien passionniste Enrico Zoffoli (1915-1996), dans un essai intitulé « Potere e obbedienza nella Chiesa » (Segno, 1996), nous rappelle que Pierre, premier Vicaire du Christ, manqua à son devoir, sinon en trahissant la vérité, du moins en permettant que les fidèles puissent demeurer dans le doute et la confusion jusqu’à ce que saint Paul ose le reprendre publiquement (Gal. II, 11) parce que le devoir de « marcher droit selon la vérité de l’Évangile » (Gal. II, 14) prévaut sur l’autre, consistant à obéir et à se taire.
L’autorité humaine cesse – en ce qui concerne son exercice – lorsqu’elle outrepasse ses limites et offense la vérité ou ne la défend pas comme cela serait nécessaire et dans la mesure nécessaire afin qu’elle ne soit pas trahie. « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Act. V, 29), avait déclaré saint Pierre lui-même devant le Sanhédrin de Jérusalem. À propos du comportement de saint Pierre, saint Thomas, lui aussi, en accord avec saint Augustin, considère qu’il ne faut jamais renoncer à la vérité par crainte d’un scandale : « Veritas numquam dimittenda est propter timorem scandali » (S. Thom. super epistolam B. Pauli ad Galatas II, 11-14, lect. 3, n. 80).
Il est possible de pécher par excès contre l’obéissance, en obéissant dans les choses illicites, ou par défaut, en désobéissant dans les choses licites. Face à un ordre injuste, si l’ordre lèse seulement notre personne, il est possible de se comporter héroïquement en obéissant. Mais si l’ordre lèse la loi divine et naturelle, ou le bien commun, l’héroïsme se manifeste dans la résistance : obéir deviendrait alors un simple servilisme.
Il ne faut pas avoir peur à cet égard. Le père Enrico Zoffoli rappelle qu’aucune censure – même pontificale – n’a de valeur si elle est fondé sur des motifs objectivement faux ou si elle ne concerne pas le domaine de la foi et des mœurs (« Potere e obbedienza », p. 50). En effet, selon le Droit canonique, « Nul ne sera puni à moins que la violation externe de la loi ou du précepte ne lui soit gravement imputable du fait de son dol ou de sa faute » (Can.1321 § 1).
Le critère selon lequel le fidèle peut résister à un ordre injuste de la suprême autorité ecclésiastique ne se fonde pas sur le libre examen, qui affirme par principe l’indépendance de la raison humaine par rapport à toute autorité, mais sur le sensus fidei commun à tout baptisé, c’est-à-dire sur cette foi qui fait de tout catholique un homme libre dans le service de la Vérité.
Si un Pape voulait, par exemple, imposer la prière commune avec les musulmans, abroger le Rite romain antique, introduire le mariage des prêtres, il serait nécessaire d’opposer une résistance respectueuse mais ferme. Le sensus fidei s’opposerait à cela mais plus forte serait l’opposition, plus elle devrait être accompagnée d’un amour renouvelé envers la Papauté, l’Église et son Fondateur, Jésus Christ.
Entre Dieu et les créatures, il existe une cascade inépuisable de médiations, c’est-à-dire de moyens au travers desquels les créatures peuvent plus facilement parvenir à leur fin. Après Jésus Christ, Fils de Dieu et Dieu Lui-même, à Qui tout est configuré, il existe une seule médiation parfaite, celle de la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, co-rédemptrice et Médiatrice de toutes les grâces, conçue sans péché originel et immune en cela de toute erreur et de tout péché. Notre Dame, Fille élue du Père, Mère du Fils, Épouse du Saint-Esprit, est considérée par les théologiens comme un « complementum Trinitatis » depuis toute éternité. Elle et Elle seule, après Jésus Christ, est la Médiatrice parfaite.
Aux heures de doute, de confusion, d’obscurité, le chrétien lève les yeux vers la fin et s’abandonne avec confiance au moyen par excellence, le seul toujours infaillible, pour parvenir au but : la Très Sainte Vierge Marie, Celle qui, seule, la nuit du Samedi Saint, ne vacilla pas et, alors que les Apôtres s’enfuyaient, prit sur Elle la foi de l’Église naissante.
Roberto de Mattei.