La messe traditionnelle vue de Rome

Un journaliste du site Messainlatino.it a récemment rencontré le professeur Andrea Grillo, chef de file du progressisme liturgique en Italie. Ce dernier est professeur de théologie des sacrements et de philosophie de la religion à l’Athénée pontifical Saint Anselme à Rome, et de liturgie à l’abbaye de Sainte Justine à Padoue.

Si nous sommes en totale opposition avec ce qu’il pense sur la liturgie, sa franchise rend ses propos particulièrement intéressants. Ils sont en parfait accord avec Traditionis custodes et explicitent ce qui est très probablement la pensée dominante sur la liturgie au Vatican. Ils confirment également les analyses que nous avons faites sur Traditionis custodes et les documents du Dicastère pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements, en particulier :

1. Messainlatino : Pourquoi, du moins à nos yeux, semble-t-il que l’on ne veuille à aucun prix laisser un espace libre dans l’Église catholique aux traditionalistes fidèles à Rome (comme tant d’autres mouvements laïcs), et qu’on ne les considère que comme des fidèles à rééduquer ?

Professeur Grillo : La première question contient de nombreuses inexactitudes qui sapent le sens même de la question. Je vais essayer de les illustrer une à une. Ceux que vous appelez « traditionalistes fidèles à Rome » sont en réalité des personnes qui, pour diverses raisons, sont en rupture avec Rome, et non dans une relation de fidélité. Le point de discorde ne porte pas simplement sur une « forme rituelle » mais sur une manière d’appréhender les relations à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église. Tout commence par le malentendu généré (de bonne foi, mais par un jugement totalement erroné) par le Motu Proprio Summorum Pontificum, qui avait introduit un « parallélisme rituel » (entre le Novus Ordo et le Vetus Ordo) qui n’a aucun fondement systématique ni pratique : il n’est pas théologiquement sain et génère des divisions plus grandes que celles qui existaient auparavant. L’idée de « fidélité à Rome » doit être remise en question : pour être fidèle à Rome, il faut acquérir un « langage rituel » selon ce que Rome a communément établi. On n’est pas fidèle si on a un pied dans deux chaussures. Cette contradiction étant démontrée, le mérite de Traditionis Custodes est de rétablir l’unique « lex orandi » en vigueur pour toute l’Église catholique. Si quelqu’un me dit qu’il est fidèle à la fois au Novus Ordo et au Vetus Ordo, je lui réponds qu’il n’a pas compris le sens de la tradition, à l’intérieur de laquelle il y a un progrès légitime, insurmontable et irréversible.

2. Messainlatino : Après le pèlerinage Paris-Chartres 2024 (avec 18 000 personnes, une moyenne d’âge de 25 ans, des évêques diocésains, un cardinal de la Sainte Église romaine et une grande couverture médiatique), croyez-vous que l’Église doive maintenant considérer la pastorale du charisme « traditionnel » également (comme d’autres mouvements qui ont surgi depuis le Concile Vatican II) ou peut-elle continuer à nier la vitalité massive de l’ancienne liturgie ?

Professeur Grillo : Que sont 18 000 personnes par rapport à la grande multitude de l’Église catholique ? Un peu plus qu’une secte qui vit l’infidélité comme un salut, et qui est souvent liée à des positions morales et politiques, et à des coutumes très préoccupantes. Ce n’est pas en changeant les mots que les choses s’améliorent. On ne peut pas mettre sur le même plan la tradition et le traditionalisme. Le traditionalisme n’est pas « un mouvement parmi d’autres » (même s’il peut avoir des caractéristiques en partie similaires à certains des mouvements plus fondamentalistes qui ont été favorisés de manière inappropriée au cours des 40 dernières années), mais une forme de « négation du Concile Vatican II » qui ne peut qu’être clairement entravée au sein de l’expérience ecclésiale. L’Église n’est pas un « club de notaires ou d’avocats » qui cultivent leurs passions esthétiques ou projettent d’instrumentaliser l’Église comme « le plus célèbre des musées ».

3. Messainlatino : Selon vous, comment se fait-il que, surtout dans les régions anglophones et francophones, il y ait une augmentation considérable du nombre de fidèles, de séminaristes, de conversions, d’offrandes financières et de familles nombreuses dans les régions traditionalistes (alors qu’il y a une crise qualitative-quantitative évidente et sérieuse dans les paroisses Novus Ordo, du moins dans le monde occidental) ?

Professeur Grillo : Il s’agit d’une vision déformée. Dans le monde occidental en particulier, la foi est confrontée à une crise qui a commencé il y a plus d’un siècle et qui s’est accélérée de façon spectaculaire au cours des 50 dernières années. Mais on ne répond pas à cette crise en restaurant le mode de vie de la « société d’honneur ». Ce ne sont pas les « cappa magna » ou les « langues mortes » qui renforcent la foi. Elles ne font que renforcer les liens identitaires, les formes de fondamentalisme et d’intransigeance qui ne sont plus celles d’il y a 100 ans, mais qui ont pris des formes inédites où la vie post-moderne se marie à une identité « catholique » qui n’a de catholique qu’une étiquette idéalisée. Il ne s’agit pas d’un phénomène ecclésial ou spirituel, mais d’un phénomène de coutumes et de formes de vie qui n’a pas grand-chose à voir avec la tradition authentique de l’Église catholique.

4. Messainlatino : Alors, dans cette situation de pénurie de séminaristes et de décès de jeunes fidèles, pourquoi, à votre avis, le pape François semble-t-il, du moins en apparence, ne considérer que les fidèles traditionalistes (qui prient  » una cum Papa nostro Francisco  » et qui sont de plus en plus nombreux) comme des ennemis ?

Professeur Grillo : Tout d’abord, la « pénurie de séminaristes » et la « fuite des jeunes » n’est pas seulement un fait négatif : c’est le signe d’un travail nécessaire pour toute l’Église. Les solutions « faciles » (remplir les séminaires traditionalistes avec des jeunes gens militarisés sur le modèle des prêtres du 17e ou du 18e siècle) ne sont que des maladresses dont les coûts sont supportés en premier lieu par les intéressés. Elles ne génèrent pas une vie de foi, mais souvent un grand ressentiment et un endurcissement personnel. Je ne m’inquiéterais pas que le pape François perçoive cela comme un danger. J’étais beaucoup plus préoccupé par le fait que ses prédécesseurs y voyaient un atout. La nostalgie n’est jamais un atout, même lorsqu’elle donne l’illusion que l’Église n’a rien à réformer, mais qu’elle trouve toutes les réponses dans le passé. Prier « una cum Papa » ne se fait pas en bavardant, mais en partageant avec l’Église, et surtout le Pape, l’unique Ordo en vigueur. Sinon, on bavarde mais on vit en opposition à la tradition.

5. Messainlatino : Est-il possible qu’une forme rituelle qui, pendant très longtemps, a été la forme « normative » de l’Église catholique, ne puisse plus avoir sa place à côté de tant d’autres rites de l’Église catholique elle-même (entre autres les rites mozarabe, ambrosien, chaldéen, saint Jean Chrysostome, arménien, etc.) Pourquoi ne pas faire coexister le charisme traditionnel dans la grande diversité des charismes ecclésiaux : « Nous ne devons pas avoir peur de la diversité des charismes dans l’Église. Au contraire, nous devons nous réjouir de vivre cette diversité » (François, 2024) ?

Professeur Grillo : Là encore, la question révèle un malentendu assez lourd. En revanche, je reconnais que votre question fait écho à l’une des motivations les plus fortes (et les moins justifiables) qui a marqué l’époque (de Summorum Pontificum) à laquelle vous vous êtes attachés au point d’en faire presque votre étendard. Au cœur de ce document, en effet, se trouvait un argument qui s’énonçait comme suit : « Ce que les générations précédentes considéraient comme sacré, reste sacré et grand pour nous aussi« . D’où vient ce principe ? Non pas de la théologie, mais d’une émotion nostalgique du passé. Un tel principe tend à « fixer l’Église » sur son passé. Non pas sur le « depositum fidei« , mais sur le vêtement qu’elle a porté à une époque, comme s’il était définitif. Qu’il y ait eu, au cours de l’histoire, des formes rituelles reconnues dans leur « altérité » dépend de la tradition « spécifique » des lieux ou des ordres religieux. Personne n’aurait jamais pu penser qu’au niveau universel, on laisserait à chacun la liberté de rester dans une version du rite romain ou dans celle qui a été dépassée par une réforme générale. Et « la droite » ne peut pas utiliser les grandes idées pauliniennes de manière aussi éhontée : la liberté des charismes ne peut pas être considérée comme alimentant une « anarchie d’en haut », comme l’a fait de manière irresponsable la mise en œuvre du Motu Proprio Summorum Pontificum. Il aurait mieux valu travailler « à une seule table », afin que chacun puisse contribuer à enrichir « l’unique forme rituelle en vigueur ».  Le pari d’une amélioration mutuelle entre le Novus Ordo et le Vetus Ordo était une stratégie et une théologie totalement inadéquates, alimentées par l’abstraction idéologique.

6. Messainlatino : Vous avez beaucoup critiqué la liturgie traditionnelle. Pensez-vous que les fidèles qui la préfèrent ont également le droit de formuler des critiques similaires à l’égard de la réforme liturgique, ou pensez-vous que l’analyse critique de la liturgie ne peut aller que dans le sens du courant théologique dont vous êtes un représentant autorisé ?

Professeur Grillo : Je ne raisonne pas en fonction de « factions » ou de « partis ». J’essaie seulement de lire la tradition et de découvrir ce que nous pouvons faire et ce que nous n’avons pas le droit de faire. Tout le monde peut critiquer n’importe quelle étape de la tradition. Ce qui m’intéresse, ce sont les étapes argumentées. Les arguments des traditionalistes sont faibles parce qu’ils nient ce qui décrit le mieux la tradition, à savoir son service au changement. Ceux qui contestent la réforme liturgique ont tout à fait le droit de s’exprimer, mais ils ne peuvent pas prétendre que leurs arguments sont « évidents ». Par exemple, on ne peut pas déduire de la critique de la « réforme de la Semaine Sainte » le droit de recourir aux rites antérieurs à « toute réforme » du Triduum, c’est-à-dire aux rites antérieurs aux années 1950. Ceux qui agissent ainsi non seulement ne contribuent pas au débat ecclésial, mais se placent objectivement en dehors de la tradition catholique ; et ils ont beau réaffirmer leur « fidélité au Pape », ils la refusent en fait. Il n’est pas si facile d’éviter de devenir « sédévacantiste », dans les actes avant les paroles.

7. Messainlatino : Une dernière question. Nous pensons que la réforme liturgique a globalement échoué (comme le montrent les séminaires et les églises vides, les paroisses et les diocèses fusionnés, etc. ) et qu’elle a contribué à la crise de l’Église. Nous pensons également que, pour la défendre, on tente de présenter comme des résultats attendus ce qui nous semble être des conséquences négatives. Comment pensez-vous nous faire changer d’avis ?

Professeur Grillo : Il y a des cas, dans le débat théologique et liturgique, où l’utilisation d’arguments peut être vouée à l’échec. Je n’abandonne jamais (je ne serais pas théologien si je ne faisais pas confiance à l’argumentation), mais je reconnais la difficulté. J’utilise dans ces cas des raisonnements qui sont souvent difficiles à comprendre. Même le célèbre journaliste Vittorio Messori est souvent tombé dans la même erreur que vous. Vous dites « la réforme liturgique a échoué » et vous raisonnez en termes de chiffres. Vous pensez ainsi : si quelque chose dans l’histoire est avant quelque chose d’autre, alors ce qui est avant est la cause de ce qui est après. Il n’est donc pas difficile de croire que la responsabilité des maux des années 70-80-90, jusqu’en 2024, incombe au Concile Vatican II, et en particulier à la réforme liturgique. Ce raisonnement n’est cependant pas historiquement fondé. La crise de l’Église a commencé en grande partie avant l’émergence de la pensée liturgique : Guéranger et Rosmini parlent d’une « crise liturgique » dès 1830-40. Festugière au début du 20e siècle disait « personne ne sait plus ce que c’est que célébrer » … Mais vous, non seulement vous ignorez tout cela, mais vous avez tendance à simplifier les choses et à penser que « si la réforme n’avait pas eu lieu », nous serions encore dans l’Église des années 1950. Pour vous faire changer d’avis, je pense qu’il faut d’abord réfléchir à la relation entre la liturgie et l’expérience ecclésiale. Être disciple du Christ, ce n’est pas appartenir à un club de la haute société ou à une association visant à parler une langue étrangère ou à s’identifier au passé, à cultiver des idéaux réactionnaires. La tradition n’est pas le passé, mais l’avenir. L’Église et la foi étant une affaire sérieuse, elles ne peuvent être réduites à l’association de ceux qui cultivent la nostalgie du passé.