1. Deux déclarations papales
Le 11 octobre dernier, 60e anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II, dans l’homélie qu’il prononça ce jour-là, François déclara :
Prenons garde : tant le progressisme qui s’adapte au monde que le traditionalisme – ou “régression” – qui regrette un monde passé ne sont pas des preuves d’amour, mais d’infidélité. Ce sont des égoïsmes pélagiens qui font passer les goûts et les projets personnels avant l’amour qui plaît à Dieu, l’amour simple, humble et fidèle que Jésus a demandé à Pierre.
https://www.vatican.va/content/francesco/fr/homilies/2022/documents/20221011-omelia-60concilio.html
Pour François, le traditionalisme est donc une régression, une preuve d’infidélité, un égoïsme pélagien. De telles paroles dans la bouche d’un pape étonnent profondément. Ce n’est pourtant pas la première fois que François accuse la Tradition de tels maux. Par exemple, le 30 juillet dernier, dans l’avion qui le ramenait du Canada, il confiait aux journalistes présents :
Une Église qui ne développe pas sa pensée dans un esprit ecclésial est une Église qui recule, et c’est le problème aujourd’hui, de tant de personnes qui se disent traditionnelles. Non, elles ne sont pas traditionnelles, ce sont des « marche-arrièristes »[1], elles marchent à reculons, sans racines : on a toujours fait comme ça, au siècle dernier, on faisait comme ça. Et le « marche-arrièrisme » est un péché parce qu’il n’avance pas avec l’Église. Or, la tradition – disait quelqu’un, je pense l’avoir dit dans un des discours – la tradition est la foi vivante des morts, alors que ces « marche-arrièristes » qui se disent traditionalistes, sont la foi morte des vivants. La tradition est précisément la racine, l’inspiration pour aller de l’avant dans l’Église, et elle est toujours verticale. Et le « marche-arrièrisme » c’est aller en arrière, c’est être toujours fermé.
https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2022/july/documents/ 20220729-voloritorno-canada.html
Pour François, les traditionalistes ont donc une foi morte. Ils vont en arrière et n’avancent pas avec l’Église, ce qui est un péché. Pour lui, la tradition n’est pas de conserver intact ce que nous ont transmis les générations précédentes, mais ce qui permet d’aller de l’avant, sous-entendu dans les nouveautés. C’est pourquoi, les traditionalistes qui refusent ces « avancées » de l’Église sont des infidèles, au même titre que les hérétiques ou les schismatiques. Et très probablement qu’à la faveur d’une nouvelle modification des oraisons solennelles du Vendredi Saint, on ajoutera les traditionalistes parmi les infidèles pour qui il est demandé de prier.
2. De légitimes raisons de s’affliger
Beaucoup ont été profondément peinés par ces propos.
D’une part parce que, depuis son accès au pontificat, François n’a tenu ce genre de propos qu’à l’égard de ceux qui veulent rester fidèles à l’enseignement de l’Église depuis vingt siècles. A contrario, il a toujours montré une grande sollicitude envers tous les autres membres de la société, aussi éloignés de l’Église soient-ils : promoteurs de l’avortement, homosexuels, auteurs de thèses hérétiques, divorcés-remariés… leur trouvant toutes les excuses possibles pour des motifs dits « ecclésiaux ».
D’autre part, parce que les griefs reprochés aux traditionalistes sont notoirement injustes. Comment dire qu’ils sont sans racines alors qu’au contraire, ils enracinent leur foi dans vingt siècles d’enseignement constant de l’Église ? Ils ne regrettent nullement un monde passé, mais veulent simplement gérer le monde présent avec des règles ayant fait leurs preuves dans le passé. L’expérience serait-elle devenue une marche arrière ? Ils ne vont pas en arrière, puisqu’ils veulent conserver tout ce qui a été acquis jusqu’à présent, ou au moins jusqu’au concile Vatican II. Tout au plus pourrait-on leur reprocher de ne pas avoir voulu « avancer » depuis Vatican II, en refusant toutes les nouveautés issues de l’après-concile. Mais il n’a jamais été question de revenir à une époque antérieure.
Ainsi, la fidélité à l’enseignement constant de l’Église serait devenue une infidélité.
3. Y aurait-il deux Églises ?
Toutefois, lorsqu’il reproche aux traditionalistes d’être infidèles parce qu’ils refusent d’avancer avec l’Église, François n’a pas complètement tort. Car dans son esprit, il s’agit bien sûr de l’Église telle qu’elle est devenue après Vatican II. Or, il est incontestable que, depuis Vatican II, l’Église a changé. C’est Paul VI qui, lors du discours de clôture du concile, le 7 décembre 1965, fut le premier à parler de « l’Église du Concile ».
Une dizaine d’années plus tard, dans la lettre qu’il adressa à Mgr Lefebvre le 25 juin 1976 pour lui intimer l’ordre de ne pas procéder aux ordinations prévues cette année-là sous peine de suspens a divinis, Mgr Benelli, alors substitut de la secrétairerie d’État, précisa :
S’ils [les séminaristes devant être ordonnés] sont de bonne volonté et sérieusement préparés à un ministère presbytéral dans la fidélité véritable à l’Église conciliaire, on se chargera de trouver ensuite la meilleure solution pour eux.
D’autres personnalités ont tenu des propos analogues, comme le cardinal Suenens disant que « Vatican II a été 1789 dans l’Église », ou le père Congar disant qu’au Concile « l’Église a fait sa Révolution d’octobre », ou encore le cardinal Ratzinger qualifiant de « contre-syllabus » trois textes majeurs de Vatican II : Gaudium et spes, Nostra aetate et Dignitatis humanae.
Ces déclarations montrent que Vatican II a constitué une véritable rupture : il y a l’Église « d’avant » et l’Église « d’après » le concile. Ce n’est pas nous qui le disons, ce sont quelques-unes des plus hautes autorités de l’Église.
Et il est vrai que les différences entre ces deux Églises sont substantielles. En voici, pour mémoire, quelques-unes :
- Saint-Office remplacé par la Congrégation pour la doctrine de la foi (1965),
- abolition de l’Index (1966),
- nouvelle messe et nouveau calendrier (1969),
- nouveau bréviaire (1969-1970),
- nouveau Notre Père (1970),
- nouveaux sacrements (ordre en 1968 ; baptême, eucharistie, mariage en 1969 ; confirmation en 1971 ; extrême-onction en 1972 ; pénitence en 1973),
- nouvelle procédure pour la reconnaissance des apparitions (1977),
- nouvelle procédure pour les procès de béatification et de canonisation (1969 et 1983),
- nouveau droit canon (1983),
- nouveau catéchisme (1992),
- nouveau rosaire (1995),
- nouveaux exorcismes (1999),
- nouveau martyrologe (2001), etc.
Et tout récemment encore, différents Motu proprio ou lettres apostoliques sont venus apporter des modifications dans la loi morale ou établir une barrière infranchissable entre l’ancienne et la nouvelle messe. Après de tels changements, une « herméneutique de la continuité » est-elle sérieusement envisageable ?
Pour le Saint-Siège, il y a donc deux Églises, celle « d’avant » et celle « d’après » le concile ; et seule la fidélité à celle « d’après », l’Église dite « conciliaire », est véritable. Or il est impossible qu’il y ait deux Églises. Jésus n’a pas dit à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre, Je bâtirai mes Églises », mais « Je bâtirai MON Église ». S’il y a deux Églises, seule une est vraie ; l’autre est alors nécessairement fausse. C’est en tout cas ce que saint Padre Pio confia à Don Gabriel Amorth dans les années 1960 : « Vous savez, Gabriele ? Satan s’est introduit au sein de l’Église et, dans très peu de temps, il arrivera à gouverner une fausse Église. »[2]
4. Le choix de la vraie fidélité
Qu’on le veuille ou non, il y a donc deux Églises. Or, tout comme nul ne peut servir deux maîtres, nul ne peut adhérer à deux Églises simultanément : il faut choisir. « Est, est ; non, non. » Pour nous, notre choix est fait : nous refusons d’adhérer aux « nouveaux dogmes » de la nouvelle Église (collégialité, œcuménisme, liberté religieuse, lutte pour le climat…), à sa nouvelle liturgie (Instituio generalis, Querida amazonia, pachamama, Traditionis custodes, …), à sa nouvelle morale (Amoris laetitia, …).
En paraphrasant le père Calmel, nous pourrions ajouter :
L’Église conciliaire n’existe pas. Ce qui existe, c’est une révolution ecclésiale permanente et universelle, qui se cache derrière le masque du renouveau, d’une « nouvelle Pentecôte ». Cette nouvelle conception de l’Église conduit à une indifférenciation toujours plus grande entre le catholicisme et le protestantisme, et même entre toutes les religions suite aux différentes réunions d’Assise, ainsi qu’aux récentes déclarations d’Abu Dhabi et de Nursultan/Astana.
Voir dans le numéro n° 284, l’article La nouvelle messe n’existe pas.
Nous refusons une telle révolution. Nous restons attachés à l’unique Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique. Nous voulons rester indéfectiblement attachés à tout ce qu’elle a enseigné depuis vingt siècles, non pas par manque de racines, mais parce que Dieu ne pouvant changer, sa loi ne peut pas changer. L’Église a déjà traversé vingt siècles de combats acharnés contre les forces du mal qui cherchaient à la détruire. Elle résistera aux attaques actuelles.
François nous déclare infidèles à l’Église conciliaire. Soit ! Mais, en la matière, il y a un pressant devoir de « vraie fidélité ». Car ce n’est pas à cette nouvelle Église que nous aurons à rendre des comptes, mais au Juste Juge et à saint Pierre qui détient les clés du paradis. Jésus-Christ a bien été traité de blasphémateur par le Grand Prêtre Caïphe, et saint Paul de fou par les juifs de son temps. Alors, à leur exemple, supportons patiemment et humblement d’être traités d’infidèles, fût-ce par un successeur des apôtres. Et intensifions notre prière pour l’Église, pour que Notre Seigneur mette à sa tête un prélat qui lui fera reprendre la voie qu’Il lui a fixée à l’origine.
Yves de Lassus
[1] François a utilisé ici deux néologismes à partir du mot italien ‘indietro’ qui signifie « en arrière » : ‘indietristi’ c’est-à-dire ceux qui vont en arrière, ‘indiestrismo’, c’est-à-dire la doctrine de ceux qui vont en arrière.
[2] Voir l’article Padre Pio : « Satan s’est introduit dans l’Église » dans le n° 263 de la revue.