Digitus in oculo, une encyclique à écrire

La naïveté de nos contemporains est parfois confondante : à les entendre, l’erreur ne serait plus mortelle et traiter avec elle constituerait même la solution à beaucoup de nos maux.

Les vives réactions aux deux articles sur les mangas publiés dans les numéros 285 et 286 de l’AFS en sont une preuve. Pour certains, il n’y a aucune raison de se priver de lire des mangas puisqu’une grande partie est, sinon bonne, tout au moins inoffensive. Qu’il y en ait qui méritent de sévères réserves pour leur caractère immoral ou violent n’empêche pas de lire les autres : il suffit de trier. Avec un tel principe, il devient possible de manger un gâteau en partie empoisonné puisque seule une petite partie est mauvaise. La seule précaution à prendre est de ne choisir que les bonnes parts. Malheureusement, très souvent, la seule règle possible pour sélectionner ce qui est mangeable est l’essai, lequel peut s’avérer fatal !

Ce récent exemple n’est hélas pas le seul. L’accueil fait à « l’éducation bienveillante » est une autre illustration de cette naïveté (voir article sur ce sujet dans le n° 287). Les principes éducatifs dits « bienveillants » ne sont pourtant pas nouveaux et ont déjà fait des ravages dans les générations précédentes, notamment dans la deuxième moitié du XXe siècle, même s’ils ne s’appelaient pas « éducation bienveillante » mais « éducation permissive ». Ils ont simplement été habillés d’une autre façon. L’interdiction de la fessée et autres lois du même genre montrent que les dirigeants de notre pays ne sont pas plus lucides.

Cette naïveté semble d’ailleurs avoir gangréné tout le monde politique. La preuve en est l’accueil de l’Islam ; sur ce point, la naïveté tourne à l’aveuglement. Et cette propension à « s’arranger » avec le parti opposé n’est pas propre aux milieux de gauche : à chaque élection, nombre de nos amis présentent l’union des droites comme la voie de salut, oubliant que les partis de droite sont régis par les mêmes règles révolutionnaires que les partis de gauche.

Dans ce concert de naïvetés, l’Église ne fait malheureusement pas exception. Dans son discours d’ouverture du concile, Jean XXIII déclarait :

Aujourd’hui, l’Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine. Certes, il ne manque pas de doctrines et d’opinions fausses, de dangers dont il faut se mettre en garde et que l’on doit écarter ; mais tout cela est si manifestement opposé aux principes d’honnêteté et porte des fruits si amers, qu’aujourd’hui les hommes semblent commencer à les condamner d’eux-mêmes.

Cette attitude a conduit à toute une série d’erreurs comme, entre autres, le nouvel œcuménisme prôné par Vatican II où toutes les religions se valent. Aujourd’hui, on voit les résultats d’une telle attitude : les « fruits si amers » ne sont hélas pas du côté où ils étaient attendus ! Jean XXIII n’est malheureusement pas le seul pape à avoir agi ainsi. Léon XIII avec le Ralliement, eut une attitude comparable : au lieu de soutenir le combat des catholiques français, il chercha l’apaisement par le compromis, ce qui entraîna à une véritable catastrophe en France, catastrophe dont nous subissons encore les conséquences aujourd’hui.

Cette attitude erronée qui consiste à pactiser avec l’erreur n’est pas nouvelle. En 1856, dans Le Correspondant, Albert de Broglie écrivait : « Au lieu de choisir entre les principes de 89 et les dogmes de la religion catholique, purifions les principes par les dogmes et faisons-les  marcher de concert. » En décembre 1944, Jacques Maritain écrivait dans Le Figaro : « La nation ne sera vraiment unie que lorsqu’un idéal assez puissant l’entraînera vers une grande œuvre commune où les deux traditions, de la France de Jeanne d’Arc et de la France des Droits de l’Homme seront réconciliées… » Etc.

L’erreur commune à toutes ces attitudes est de vouloir concilier l’erreur et la vérité, de croire naïvement que la vérité n’a pas besoin d’être défendue en combattant l’erreur : la vérité se défendrait par sa seule force. Ce principe est malheureusement faux : il conduit à ne pas punir les fautifs, à ne pas montrer leur erreur à ceux qui sont sur une mauvaise voie, etc.

Pourtant, les rappel de la saine doctrine n’ont pas manqué. Dans Mirari vos, Grégoire XVI rappelait cette phrase de saint Augustin (Lettre n° 166) : « Quelle mort plus funeste pour les âmes, que la liberté de l’erreur ! » Pie IX a dénoncé ces erreurs dans le Syllabus de 1864 : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et faire un compromis avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » (n° 80). « Condamner la vérité à la tolérance, c’est la forcer au suicide. L’affirmation se tue si elle laisse indifféremment la négation se poser à côté d’elle. » disait le cardinal Pie[1]. Car il est indispensable de toujours rappeler la vérité et de ne jamais transiger avec l’erreur ou le mensonge.

Mais de nos jours, les hommes seraient enfin devenus « adultes » et cette rigueur serait devenue complètement caduque. De nouveaux principes doivent guider l’action humaine : il y aurait incompatibilité entre coercition et vérité ; une vérité défendue par la force serait dégradée, contaminée… Le concile Vatican II lui-même affirme : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même. » (Préambule de Dignitatis Humanæ) C’est le fameux renard libre dans le poulailler libre. Le père de Clorivière (1735 – 1820) a très justement fustigé cette attitude :

La Révolution était préparée depuis longtemps par le libertinage des esprits et des mœurs.  Ce sont les impies et brigands décidés qui l’ont fait éclater ; mais ils n’auraient jamais réussi dans leurs desseins, s’ils n’avaient eu pour alliés les égoïstes et les peureux et surtout les partisans à outrance des demi-mesures et de la conciliation.

C’est aussi ce qu’a remarquablement dit Ernest Hello (1828 – 1885) dans L’homme :

Quiconque aime la vérité déteste l’erreur. Ceci est aussi près de la naïveté que du paradoxe. Mais cette détestation de l’erreur est la pierre de touche à laquelle se reconnaît l’amour de la vérité. Si vous n’aimez pas la vérité, vous pouvez jusqu’à un certain point dire que vous l’aimez et même le faire croire : mais soyez sûr qu’en ce cas vous manquerez d’horreur pour ce qui est faux, et à ce signe on reconnaîtra que vous n’aimez pas la vérité.
Quand un homme qui aimait la vérité cesse de l’aimer, il ne commence pas par déclarer sa défection ; il commence par moins détester l’erreur. C’est par là qu’il se trahit. (…)
Quand un homme perd l’amour de la doctrine, bonne ou mauvaise, qu’il professait, il garde ordinairement le symbole de cette doctrine : seulement il sent mourir en lui toute aversion pour les doctrines contraires à celle-là.

Voilà pourquoi, régulièrement, l’AFS s’efforce de rappeler la nécessaire prudence qu’il convient d’avoir vis-à-vis de tous ces faux principes. Nous l’avons encore fait dans un article du numéro 264 : L’erreur est mortelle.  Nous y rappelions que, dans le domaine doctrinal, « s’il y a du vrai, c’est donc faux ». Mais ce n’est pas vrai que dans ce domaine particulier : dans de nombreux autres domaines, notamment en morale, on peut dire : « s’il y a du bon, c’est donc mauvais » ! Bien sûr, il faut « savoir raison garder » comme nous le demandent doctement les critiques de nos articles sur les mangas : la perfection n’étant pas de ce monde, très souvent le principe à appliquer est In medio stat virtus. Mais il est des domaines, comme la foi ou la morale, où il est impossible d’accepter un juste milieu. C’est pourquoi l’AFS continuera, envers et contre tout, à jouer le rôle de jardinier (voir l’éditorial du n° 255 De l’utilité des jardiniers et des cartes marines), suivant en cela le conseil donné en son temps par Mgr Freppel (1827 – 1891) :

Le plus grand service qu’un homme puisse rendre à ses semblables aux époques de défaillances ou d’obscurcissement, c’est d’affirmer la vérité sans crainte, alors même qu’on ne l’écouterait pas ; car c’est un sillon de lumière qu’il ouvre à travers les intelligences et, si sa voix ne parvient pas à dominer les bruits du moment, du moins   sera-t-elle   recueillie   dans   l’avenir   comme   la   messagère   du   salut.

Cité dans Pour qu’Il règne, p. 399.

Mais seule, l’AFS est totalement impuissante à renverser un tet courant de pensée. Aussi rêvons-nous du jour où un saint pontife publiera une encyclique mettant en garde contre cette attitude qui consiste en fait à dîner avec le diable. La sagesse populaire a une expression imagée pour désigner cette attitude suicidaire : se mettre le doigt dans l’œil. C’est pourquoi il serait pertinent que le pape intitule l’encyclique que nous attendons avec impatience : Digitus in oculo !

Yves de Lassus

[1] Cité par Jean Ousset dans Fondements de la cité, p. 77.

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